Au cinéma Victor Hugo de la rue Gambetta (Besançon)
projection du film documentaire de Martine Deyres / 2022 / 1h17
La séance elle même commence à 18h 00
Sous le régime de Vichy, 45 000 internés sont morts dans les hôpitaux psychiatriques français. Un seul lieu échappe à cette hécatombe. À l’asile de Saint-Alban, soignants, malades et religieuses luttent ensemble pour la survie et accueillent clandestinement réfugiés et résistants. Grâce aux bobines de films retrouvées dans l’hôpital, Les Heures Heureuses nous plonge dans l’intensité d’un quotidien réinventé où courage politique et audace poétique ont révolutionné la psychiatrie après-guerre.
Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère, au cœur des montagnes de la Margeride : un ensemble de vieux bâtiments héberge depuis 1821 un asile qui va devenir un lieu pionnier de la psychiatrie institutionnelle, c’est-à-dire d’une approche des malades mentaux qui ne les enferme pas et tente de leur offrir un mode de vie dans lequel ils puissent éprouver du bien-être. Martine Deyres, la réalisatrice, a découvert 42 bobines de films tournés en super-8 aux temps héroïques : elle appuie son commentaire et les témoignages d’anciens infirmiers sur ces images tellement parlantes. D’emblée, elle annonce qu’en ces lieux, « on n’attachait pas les malades ». Pas de chambre d’isolement, pas de digicode, pas de grillages, ni de camisole de force.
On assiste en noir et blanc à des ateliers les plus divers (vannerie, sculpture, cordonnerie), à un club-photos, à des veillées, des spectacles, des fêtes, des bals et des balades où se mêlent malades et personnels accompagnés de leurs enfants. Avant c'était un asile, comme tous les asiles. Les choses ont changé quand le Dr Paul Balvet est arrivé en 1936 pour prendre la direction de l’établissement. C’était au temps du Front Populaire, ce n’était pas un hasard, confie le médecin, dont on entend la voix. Il y avait 540 malades, encadrés par des religieuses gardiennes. Certains bâtiments n’avaient alors ni eau, ni électricité, ni chauffage. L’hôpital gère à deux kilomètres, au Villaret, une ferme, où les hospitalisés travaillent, et un service d’enfants, avec une religieuse qui les surveillent avec un chien. Le 6 janvier 1940, arrive le Dr François Tosquelles, réfugié d’Espagne, qui a séjourné au camp de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Auparavant, il a créé un service psychiatrique sur le front pendant la guerre d’Espagne. Il est alors membre du POUM [Parti ouvrier d’unification marxiste]. Il a été condamné à mort par le régime franquiste, il a passé la frontière avec sa femme et son enfant. On l’entend dire qu’il était venu pour une vingtaine de jours, « pour voir » mais il est resté. Tout d’abord, il se préoccupe des enfants car il obtiendra moins d’aide officielle pour les adultes : « si au préfet, je demande pour les fous, je reçois un coup de pied au cul ». Tosquelles, qui est celui qui a introduit l’ergothérapie en France, soutient l’intérêt de travailler la terre non seulement par souci d’ « insertion » mais aussi pour résister à la famine. Joseph Pradin, ancien infirmier, explique que « le travail doit être associé au traitement ». Il précise que sur un groupe de 80 malades environ, 65 étaient mobilisés sur une activité.
Lucien Bonnafé, qui exerçait à Sainte-Anne à Paris, a été prévenu par le directeur de son hôpital que des menaces pèsent sur lui, car il est engagé dans la Résistance. Alors il s’éloigne de la capitale pour atterrir en Lozère. C’est la guerre, alors des malades de Rouffach (Haut-Rhin) et de Ville-Evrard (Neuilly-sur-Marne, Seine-Saint-Denis) sont évacués sur Saint-Alban. L’hiver 1941 est terrible, la nourriture manque dans tous les hôpitaux psychiatriques. Le film rappelle ce scandale des 45 000 malades morts de malnutrition et de froid dans les asiles psychiatriques français, ce qui n’aurait pas été le cas à Saint-Alban. Lors d’un congrès à Montpellier à l’automne 1942, Paul Balvet, avant de quitter Saint-Alban pour Lyon, dénonce en termes véhéments, la maltraitance qui règne dans la plupart des hôpitaux. L’asile héberge des fous, mais aussi des réfugiés, des politiques, des Juifs : quelle maladie attribuer aux Juifs cachés ici comme (prétendus) malades pour échapper aux rafles ? La paranoïa !
Marie Bonnafé, fille de Lucien, qui avait à l’époque 7 ou 8 ans, a témoigné que des résistants des FTP venaient à la maison. Étrangement, Jacques Matarasso prenait des photos malgré la clandestinité, dont certaines auraient pu être compromettantes. La mère supérieure sera décorée de la médaille de la Résistance. Les renseignements généraux, comme de juste, sont bien informés : ils écrivent que Tosquelles a « une influence néfaste, révolutionnaire et antinationale », mais qu’il est « un bon patricien ».
Un club des malades a été créé, avec cotisations prises sur le pécule versé par l’administration pour pouvoir organiser des fêtes (carnaval, Pâques, fêtes votives, chars décorés), une bibliothèque, du théâtre, des jeux. Des séances de psychodrame, non publiques, ont lieu. Une imprimerie est créée (avec lettres de plomb) et un journal hebdomadaire, Trait-d’union, est publié : « lire un journal c’est sortir de soi, s’intéresser aux autres, à leurs joies, à leurs peines ». S’y expriment les soignants mais aussi les malades.
Saint-Alban est un lieu de soins mais aussi de réflexion (dans ce but, a été créée la Société du Gévaudan). Pendant la guerre, on voit défiler sur ces terres reculées de Lozère de grands noms, comme Georges Canguilhem (philosophe et résistant), Paul Éluard qui écrit ici, en 1943, un poème Le cimetière des fous : « Ce cimetière archipel de mémoire vit de vents fous et d’esprit en ruine ». Après guerre, ce seront : Jean Oury, Roger Gentis (se souvenir de Guérir la vie, Maspéro, 1971), Jean Dubuffet qui s’intéresse à l’art brut (que les Nazis appelaient art dégénéré), Félix Guattari, Frantz Fanon (il a fait ici son internat, alors qu’il avait déjà publié Peau noire, masques blancs). Dans un n° de Trait-d’union (6 mars 1953), il écrit qu’il importe de garder toujours sous les yeux le passé, le présent et l’avenir : un être humain est malade s’il perd ces notions.
Tosquelles disait : « c’est une lutte contre la destruction permanente », et Jean Oury plaisantait sur la façon dont il prononçait à l’espagnol ʺpermanenteʺ. Ces pionniers de la psychiatrie institutionnelle, en sillonnant la Lozère, ont inventé la géo-psychiatrie qui a donné naissance à la psychiatrie de secteur : autant que faire se peut, on évite d’hospitaliser le malade, on le soigne chez lui.
Dans une vidéo de 1974, un patient exprime sa crainte que l’on revienne en arrière, qu’on ne les considère plus comme des humains : « Saint-Alban avait 20 ans d’avance ».