''REWINd AND PLAY''
2022 / France-Allemagne / Film documentaire / 1H05
Film de Alain Gomis
Décembre 1969, Thelonious Monk arrive à Paris.
Avant son concert du soir,
il enregistre une émission pour la télévision française.
Les rushes qui ont été conservés
nous montrent un Thelonious Monk rare,
proche et en proie à la violente fabrique de stéréotypes
dont il tente de s’échapper.
Le film devient la traversée de ce grand artiste,
qui voudrait n’exister que pour sa musique.
Et le portrait en creux d’une machine médiatique
aussi ridicule que révoltante...
Critique cinéma de Lucille Commeaux - Radio France - 25/11/2022
*Rewind and play (*rembobiner et jouer) :
un titre performatif pour un petit film
d’un peu plus d’une heure, signé Alain Gomis
sur le pianiste Thelonious Monk.
Un objet saisissant, au croisement entre l’archive,
la vidéo expérimentale et le documentaire.
Un montage d’images de Monk
lors d’une visite à Paris en 1969,
qui procure des sensations étranges et mélangée.
Thelonious Monk est né en 1917,
élevé à New York dans une famille de musiciens.
Il met du temps à se faire une place dans le jazz,
joue avec les plus grands,
mais essuie régulièrement des échecs en concert
et au disque, souvent jugé trop avant-gardiste,
trop difficile à écouter.
Par ailleurs, c’était un personnage étonnant,
hautement photogénique avec sa barbichette pointue
et ses yeux fixes, pas bavard,
connu pour ses retards ou des absences répétées
en concert et en répétition.
Circule autour de lui cette espèce d’aura
des artistes géniaux et maudits à la fois,
une mythologie que le film de Gomis
détruit par le montage dans ce portrait.
La matière c’est une interview donnée par Monk
à un pianiste français nommé Henri Renaud,
dans un studio de télévision
pour l’émission Jazz portrait.
L’interview est précédée de quelques images
de l’arrivée de Monk à l’aéroport,
et d’un café-calva-oeuf dur au comptoir
sur les buttes de Montmartre.
Alain Gomis est tombé sur ces images
alors qu’il préparait un film sur Monk,
les a remontées
dans l’esprit d’un making off déconstruit,
incluant les rushs des préparatifs,
les nombreuses reprises, les répétitions.
Monk est au piano, hyper élégant,
avec son éternel petit bonnet sur le crâne,
sa clope, sa bouche toujours entrouverte,
sa barbe poivre et sel.
En face Henri Renaud est tout raide avec ses lunettes et sa raie blonde sur le côté. On y voit Monk jouer de longues minutes parmi ses compositions les plus connues - rien que pour ça, le film vaut d’être vu. Un plan notamment montre ses pieds sur les pédales, on remarque que son pied droit danse en permanence.
L'envers du décor, montré par Gomis
est un entretien laborieux,
on l’imagine pas vraiment consenti :
Monk, sourire évasif aux lèvres,
ne répond jamais vraiment,
ou pas ce que le journaliste souhaite entendre,
il articule à peine, les silences s’étirent,
on sent un agacement retenu dans la pièce autour,
le rapport de force entre les deux hommes se tend. Renaud lui demande par exemple
de raconter son premier concert à Paris,
très lentement Monk décrit les magazines
avec sa photo dessus,
alors qu’il était moins payé que les autres.
Agacement de Renaud qui veut couper ce passage, estime qu’on ne peut pas dire ça,
que c’est désobligeant pour l’institution
- en l’occurrence la salle Pleyel.
Il repose la question,
Monk redit exactement la même chose.
Renaud profite de la traduction
pour ajouter des anecdotes que Monk lui refuse,
ou pour escamoter ce qu’il ne veut pas entendre,
regard caméra, en parlant de lui à la troisième personne. Dans ce dialogue décousu, remonté par Gomis
se loge un malaise grandissant et complexe,
d’un rapport européen blanc au jazz noir américain notamment, d’un rapport entre un musicien mineur
et un immense pianiste aussi.
Toutes ces forces circulent d’un système culturel
et politique, l’exploitation, l’inspiration, l’appropriation,
le racisme, qui nous traversent nous aussi spectateurs, et nous laissent finalement intranquilles,
avec la musique de Monk. Lucile Commeaux.